Par Cedric MBENG MEZUI, spécialiste des systèmes financiers
L’émergence du marché des eurobonds est souvent situé en 1963. En effet, c’est la place de New York qui était le principal marché de ces placements étrangers jusqu’en 1963. Mais l’introduction du « Interest Equalization Tax » en juillet 1963, marqua la fin du règne de New York comme principale place financière des émissions obligataires étrangères. La place de Londres a profité de cette occasion pour créer un environnement favorable (fiscalité surtout) pour attirer les émetteurs et investisseurs en dollar sur son marché. Ainsi, les obligations libellées en dollars vendues en mai 1963 par le gouvernement belge sur le marché londonien, principalement aux investisseurs non américains, peuvent être considérées comme la première véritable émission eurobond.
Globalement, l’émission d’un eurobond se déroule en 5 étapes : 1. La phase de préparation ; 2. La sélection des « Bookrunners » ; 3. La préparation de la documentation (les termes juridiques entre les différentes parties) ; 4. Le marketing ; 5. Le lancement de l’emprunt et la tarification de l’émission obligataire.
Toutefois, la taille des eurobonds des pays africains reste négligeable si on compare avec les pays développés et émergents. Partant des données de la Banque des règlements internationaux (BRI), il ressort que l’encours global des marchés obligataires mondiaux s’élevait à 133 mille milliards de dollars E.U à fin 2022. C’est 7 fois sa taille il y a 40 ans. Les politiques récentes de Quantitative Easing (QE), les émissions des Etats et des entreprises des pays développés ainsi que l’essor des pays émergents expliquent cette forte croissance.
Pour illustration, en 2022, le gouvernement fédéral américain a payé près de 534 milliards de dollars en termes d’intérêt sur sa dette obligataire. C’est proche de l’encours global du marché obligataire de l’Afrique en monnaies locales.
Le tableau ci-dessous classe les dix premiers marchés en milliers de milliards de dollars E.U :
Tableau : marché obligataire mondial
Source : auteur à partir des données de la BRI, des calculs de « markets in a minute » et de la BAD
Il ressort de ce tableau que :
• L’Amérique du nord domine le marché obligataire mondial avec près de 42% de la taille de ce marché ;
• L’Asie avec uniquement la Chine et le Japon font deux fois la taille des marchés les plus denses d’Europe occidentale, notamment la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie ;
• La Chine et les Etats-Unis à eux seuls font 55% du marché mondial ;
• L’Afrique reste insignifiante sur ce segment, elle ferait 1/5 de la taille du Brésil par exemple.
Les premiers investisseurs dans ces titres sont les banques sauf au Japon où la banque centrale détient près de 50% de l’encours du marché obligataire, soit l’équivalent de plus de 5 mille milliards de dollars EU. Les investisseurs institutionnels comme les compagnies d’assurance et les fonds de pension préfèrent les titres présentant des niveaux de notation de crédit élevés. En revanche, les investisseurs avertis comme les gestionnaires d’actifs et les fonds spéculatifs (hedge funds) s’intéressent davantage aux titres avec des hauts rendements.
L’Afrique : entre janvier et mars 2020
A fin décembre 2019, avant le covid-19, 21 pays africains avaient déjà émis au moins un eurobond sur les marchés internationaux essentiellement en dollars pour un total de 115 milliards. En Afrique subsaharienne hors Afrique du Sud, la majorité des titres émis ont une maturité de 10 ans. C’est en 2017 que le Nigeria a testé l’échéance 30 ans pour la première fois. Depuis, d’autres pays ont suivi, notamment le Ghana, l’Angola, la Côte d’Ivoire, le Kenya et le Sénégal.
Deux pays africains ont émis des Eurobonds au premier trimestre 2020. Il s’agit du Gabon et du Ghana. Le premier a émis un eurobond d’un milliard d’USD d’une maturité de 10 ans le 6 février 2020, pour un coupon de 6,6% et un rendement de 6,4% à l’émission. La demande de souscription des investisseurs était d’environ 3,5 fois le montant demandé par le Gabon. Les principaux investisseurs sont les gestionnaires de fonds (90%) et les fonds spéculatifs (7%) présents aux Etats-Unis (46%) et au Royaume-Uni (46%). Au 31 mars 2020, le rendement exigé sur ce même eurobond au marché secondaire est passé à 14,1%, soit une hausse de 7,7% du fait de l’effet Covid-19.
Le Ghana, lui, a émis 3 eurobonds en février 2020. Un premier eurobond de 1,25 milliard d’USD pour 6 ans avec un coupon de 6,4% et un rendement à l’émission de 6,3%. Son rendement est passé à 13,9% au 31 mars, soit une hausse de 7,6%. Le 2e eurobond émis le 11 février est de maturité 14 ans pour 1 milliard d’USD avec un coupon et un rendement à l’émission de 7,9%. Au 31 mars, le rendement exigé pour cet eurobond est passé à 12,3% soit une hausse de 4,4%. Le 3e eurobond de 750 millions d’USD a été émis pour 40 ans avec un coupon de 8,8% et un rendement initial de 8,7%. C’est la plus longue maturité émise par un pays subsaharien sur le marché international. Au 31 mars, le rendement exigé est passé à 12,6% soit une hausse de 3,9%. Le taux de souscription proposé pour l’ensemble des titres Ghanéens était d’environ 4,7 fois le volume demandé par le Ghana. L’encours total des eurobonds du Ghana était de 22,4 milliards d’USD à fin mars 2020.
Au total, ce sont 4 milliards d’USD qui ont été mobilisés au premier trimestre 2020 par les pays africains.
Dans la même dynamique, l’analyse des mouvements des eurobonds africains durant cette période, du fait de l’effet Covid-19, dans l’ensemble du continent, montre que les spreads ont connu une hausse vertigineuse allant jusqu’à 38% par exemple pour l’eurobond 2012 de la Zambie, et à deux chiffres pour de nombreux pays comme le Sénégal, le Nigeria et le Benin. Pour être clair, une conséquence de la crise du covid-19 fut la fermeture du marché des eurobonds pour les pays africains comme l’indiquait l’article de Bloomberg du 11 mars 2020 : « Viral Outbreak Shuts Debt Markets for AfricanBorrowers » par Moses Mozart Dzawu et Alonso Soto.
En ce qui concerne le SBAFSSP qui est l’indice des eurobonds africains que publie la banque sud-africaine Standard Bank, on a noté que les rendements exigés sur les titres africains étaient très élevés, déjà avant le covid-19 par rapport aux autres pays en développement. L’effet Covid-19 a donc entrainé une explosion des spreads avec un pic en mars 2020. Une moyenne de 1,100 points de base (pdb) soit 11%. C’est le niveau le plus élevé en comparaison de toutes les régions du monde. Bien avant la crise, plusieurs notations de crédit des Etats africains avaient été revues à la baisse, une tendance qui a été amplifiée avec les effets de la crise.
En conséquence, la hausse des rendements exigés sur les différentes catégories de pays pour l’Afrique subsaharienne comprend (entre janvier et avril 2020) une hausse moyenne de 59% pour les pays notés BB, 65% pour les pays notés B et 94% pour les pays notés CCC. On a pu noter que les pays pétroliers d’Afrique ont été plus vulnérables au regard de la volatilité du prix du pétrole et de son impact sur les finances publiques de ces Etats.
Depuis mai 2020
Ce sont 40 milliards d’USD qui ont été mobilisés à travers 37 émissions d’eurobonds par les Etats africains entre mai 2020 et février 2023, comme suit : Egypte (8) ; Maroc (7) ; Côte d’Ivoire (3) ; Benin (3) ; Ghana (4) ; Sénégal (1) ; Kenya (1) ; Cameroun (1) ; Rwanda (1) ; Nigéria (4) ; Gabon (1) ; Angola (1) et Afrique du Sud (2). Parmi ces émissions il y a des reprofilages d’émissions précédentes.
Nous partageons quelques expériences de ces titres ci-dessous :
Angola. Une émission d’eurobond en avril 2022 pour une maturité de 10 ans pour mobiliser 1,750 milliards de dollars. Citi et Deutsche Bank furent les banques arrangeuses de cette opération. Le rendement exigé par les investisseurs pour ce titre en avril 2023 est de l’ordre de 10,42%. La notation financière de l’Angola est de B3 chez Moody’s, B- chez S&P et B- chez Fitch.
Benin. Les 3 émissions ont été réalisées en euros pour 700, 300 et 500 millions. Les deux premières ont été effectuées le 19 janvier 2021 pour 11 ans et 31 ans. Les rendements exigés par les investisseurs sur ces deux titres en avril 2023 sont de 6,4% et 10,02% respectivement. Le 3e eurobond date de juillet 2021 pour 500 millions d’euros. A chacune de ces émissions, le carnet d’ordres (les offres des investisseurs) a dépassé le milliard d’euros. La notation financière du Benin est de B1 chez Moody’s en avril 2023.
Cameroun. En juillet 2021, une émission de 685 millions d’euros fut réalisée pour 11 ans, essentiellement pour reprofiler l’eurobond de 2015 dont la date d’échéance était 2025. Le rendement exigé par les investisseurs au mois d’avril 2023 est de 8,24%. Le carnet d’ordre a dépassé 1,7 milliards d’euros. En avril 2023, son rating est de B2U pour Moody’s, B- chez S&P et B chez Fitch.
Gabon. Le 24 novembre 2021, un eurobond de 800 millions de dollars fut émis pour 10 ans, essentiellement pour reprofiler ses précédentes émissions. Le rendement exigé en avril 2023 est de l’ordre de 9,22%. Sa notation financière était de CAA1 chez Moody’s et B- chez Fitch. Le carnet d’ordres était d’environ 1,6 milliards de dollars.
Ghana. Il s’agit de 4 eurobonds en dollars le 07 avril 2021. Un titre de 4 ans pour 525 millions ; un milliard pour 8 ans dont le rendement exigé en avril 2023 est de l’ordre de 22,11% ; un milliard pour 13 ans avec un rendement exigé pour avril 2023 de l’ordre de 24,85% ; puis 500 millions pour 21 ans avec un rendement en avril 2023 de 26,25%. Il est utile de rappeler les notations financières du Ghana d’avril 2023 : CA chez Moody’s, CCC+ chez S&P et RD chez Fitch. Pour chacune de ces émissions, le carnet d’ordres était plein, dépassant 4,7 milliards de dollars.
Maroc. Le 30 septembre 2020, le gouvernement a émis deux eurobonds en euros de 500 millions chacun pour 6 ans et 10 ans. Les rendements exigés pour ces titres en avril 2023 sont respectivement de 1,5% et 2,45%. Le 15 décembre 2020, le gouvernement a effectué 3 placements privés en dollars E.U de 750 millions pour 7 ans, un milliard pour 12 ans et 1,25 milliards pour 30 ans. Pour ces 3 titres, les rendements exigés par les investisseurs en avril 2023 sont respectivement de 2,67% ; 3,67% et 5,77%. Le 8 mars 2023, le Maroc a encore émis deux titres en dollar de 1,25 milliards de 10 ans et de 5 ans. Les rendements exigés par les investisseurs en avril 2023 sont de 6,23% et 5,75% respectivement. Les notations financières du Maroc sont BA1 chez Moody’s, BB+ chez S&P et BB+U chez Fitch au mois d’avril 2023.
Afrique du Sud. Le gouvernement a émis deux eurobonds le 20 avril 2022 dont 1,4 milliards de dollars pour 10 ans et 1,6 milliards de dollars pour 30 ans. Les rendements exigés par les investisseurs en avril 2023 sont respectivement de 6,49% et 8,56%. Les notations financières de l’Afrique du Sud en avril 2023 étaient de BA2 chez Moody’s, BB chez S&P et BB- chez Fitch.
L’analyse de ces 37 eurobonds africains permet de tirer les messages clés suivants :
1. La plupart des pays ont une notation de crédit dans une catégorie spéculative et de risque élevé de défaut. Ce qui traduit une détérioration des conditions macroéconomiques ;
2. Les pays qui émettent le plus en euros sont les pays de la zone franc FCFA notamment le Benin, la Côte d’Ivoire, le Cameroun et le Sénégal ;
3. Il est observé une hausse vertigineuse des rendements exigés depuis le changement d’environnement économique de la fin du QE ;
4. Il y a une corrélation positive entre les notations de crédit(rating) et les coûts des émissions obligataires ;
5. Un rééchelonnement/reprofilage des émissions indiquent des difficultés de remboursement du principal en fin de vie des obligations ;
6. Une baisse du volume des émissions en comparaison de la période 2015-2019 ;
7. Une forte participation des banques américaines comme arrangeuses de ces opérations ;
8. Une confirmation du lien entre le niveau de rendement exigé et la maturité.
Dans un tel contexte, devrait-on parler d’eurobomb ? En effet, à fin avril 2023, si on s’intéresse à l’ensemble du portefeuille existant des titres eurobonds émis par les pays africains, il est possible de relever les points suivants : (i) une hausse des spreads de l’ensemble du portefeuille pour 41 eurobonds sur 48 ; et (ii) une hausse des titres notés dans les catégories C et D, soit quasi-défaut et défaut, pour 18 eurobonds sur 48.
De manière spécifique, en glissement annuel, on note que la hausse des spreads pour les eurobonds égyptiens dépasse les 500 pdb en moyenne pour les 7 eurobonds en cours, oscillant entre 1100 pb et 1700 pb. L’eurobond éthiopien a connu une hausse de 657 points de base sur un an pour s’établir à 2630 pdb (soit 26,3%). Les 5 eurobonds du Ghana connaissent une hausse moyenne de plus de 3000 pdb allant de 2300 à 9000 points de base. Les deux eurobonds tunisiens s’établissent à 4 453 pdb et 2275 pdb. Les eurobonds zambiens connaissent une hausse de spread de plus de 5000 pdb en une année.
Des cas d’incapacité de règlement du service de la dette des eurobonds ont déjà été relevés, mais pour l’essentiel des économies, le reste de l’année 2023 sera marquée par des reprofilages de dette, la sollicitation du FMI, la mobilisation des banques multilatérales et un recourt plus accru aux marchés financiers locaux.